« Nous les avons tant aimés…

 

« … Pour nous, ils n'étaient qu'une image fugace en noir et blanc.

Mais même sans couleur, ils étaient les vivantes images de la liberté. »

La révolution castriste et les droits de l’Homme

par Bertrand FAVREAU *

 

Le Prix Ludovic-Trarieux

 

…. « Nous les avons tant aimés.

 

Pour nous, ils n'étaient qu'une image fugace en noir et blanc.

 

Mais même sans couleur, ils étaient les vivantes images de la liberté.

 

Et ces images ont fait le tour du monde et le referont encore. Car, cette histoire-là n'a pas fini d'être racontée.

 

Qui ne pouvait être impatient et reconnaissant à la vue des courageux barbus de la Sierra Maestra, habillés en gueux dépenaillés, ces Robins des Bois des forêts tropicales, traqués et encerclés par l’armée casquée d'un despote sanguinaire.

 

Au-delà du tressautement et du grisaillement des images d'actualité, nous les revoyons encore.

 

Nous les aimions, parce qu'ils ont mis fin au régime odieux d'un tyran et de ses sbires, qui ont vécu de la torture et du meurtre.

 

Ils étaient jeunes, ils avaient offert leur vie à la démocratie et à la liberté.

 

Le Prix Ludovic-Trarieux

Cinquante ans après, pourrait-on oublier les espérances qu'ils nous ont procurées ? Il y avait eu le Manifeste de la Sierra, comme il y aurait, un jour à Central Park, l’annonce de la « démocratie humaniste »...

 

Aujourd'hui encore, elles portent les stigmates de ce qui allait se passer par la suite.

 

Une légende à jamais : ils étaient les vrais combattants.

 

Le « Che » vainqueur, sur les wagons disloqués de son train déraillé à Santa Clara, après avoir guerroyé dans la Sierra de l'Escambray. Un visage d'archange de la mort avec son cigare et son béret, où un jour Célia Sanchez avait accroché une étoile, un visage au regard embué et aux traits estompés scrutant pour toujours la ligne d'horizon dans laquelle il cherchait la promesse future de son propre anéantissement au service d'une révolution qui ne devait finir jamais.

 

Le chapeau de cow-boy de Camilo Cienfuegos, et sa longue barbe pointue couleur d'ébène des épailleurs de la ruée vers l'or, lui, dont on disait que la gaieté résumait toute la joie des enfants de La Havane ; et déjà, pourtant, le sourire étrange et désabusé de Huber Matos, le libérateur de Santiago, avec sa casquette à jugulaires relevées. Lui qui devait dire onze mois plus tard, lors de son procès: « Qu’avons-nous promis aux Cubains ? Que la liberté soit un droit absolu, que personne ne soit persécuté pour ses idées … »

 

La marche triomphale de huit jours et huit nuits de Santiago à La Havane par un certain mois de janvier refaisant pas à pas la procession de la cloche de Carlos Manuel de Céspedes, - la Demajagua -celle qui avait, en 1868, libéré – une première fois – les esclaves sur l’île et sonné l'heure du combat contre le racisme, que reprendrait plus tard Martí.

 

Et avec eux, le cortège de ces centurions harnachés de sacs et de ficelles, mal rasés, qui représentaient l'épopée et la revanche d'un grand peuple asservi qui tenait alors sa victoire. La colonne Ocho des guérilleros hirsutes aux treillis boueux, qui avaient trompé la mort dans la jungle broussailleuse de la Sierra, où on avait cru pouvoir les rejeter parce qu'elle devait les engloutir plus sûrement que la mer Caraïbes. Des rescapés du Granma aux ralliés de la dernière heure, ils étaient tous là, défilant, déferlant dans une ivresse de joie qui est toujours celle de la libération des peuples.

 

Qui pourrait nous en vouloir aujourd’hui de les avoir tant aimés?

 

N'était-ce pas la première fois en Amérique Latine que l'armée s'était rendue au peuple triomphant qui l'avait vaincue et non le contraire ? D'Herbert Matthews, qui le premier dans le New York Times avait exalté les justiciers démocratiques, à Errol Flynn, les Etats-Unis étaient les premiers à célébrer les libérateurs et à envoyer au monde entier leurs images ou à dicter le ton des articles laudateurs de la presse. Les "nord-américains" – comme on dit à Cuba - n'avaient-ils pas toujours été les souscripteurs de toutes les collectes des révolutions cubaines – y compris la plus récente, croyant ainsi acheter pour le futur la conscience des peuples libérés ?

 

Ainsi, avant régnait le mal. Il y avait eu la dictature de Machado, les politiciens soumis aux grands voisins et le régime mafieux de Batista avaient été le mal. Un bien allait sortir du mal à jamais chassé du caïman vert par l’« ardent prophète de l’aurore ».

 

 Pour cette aurore, combien des crépuscules. L'effondrement du grand rêve de 1959, qui n'aura duré que quelques heures de liesse.

 

Ludovic Trarieux, qui était un homme simple, professait que le bien succédait au mal ou que le bien pouvait sortir du mal. Mais nous savons que le mal peut aussi sortir du mal.

 

Dans Le royaume de ce monde, Alejo Carpentier – qui aimait tant la France, et dont nous aimons tant la plume, même si rien n’a pu lui déciller les yeux…. - raconte que lorsque les premiers insurgés de Santiago durent bâtir un fortin pour se défendre contre tous les dangers qui les guettaient, ils n’eurent d’autres choix que de récupérer de vieux canons abandonnés. Le hasard a voulu qu’ils dussent confier leur survie à un assemblage hétéroclite, aligné côte à côte. Un canon de la Révolution française sur le fût duquel était gravé en bronze doré « Liberté, Egalité » et un canon espagnol "sur la volée duquel on lisait cette mélancolique expression – je cite Carpentier - « Fidèle mais malheureux ». Mais, c'était deux adjectifs, c'était en 1949 et c’était un roman.

 

Le noir et blanc ne sied guère à Cuba, l’île où tout s’écrit, se vit, se voit en couleurs. Des couleurs multiples et diaprées, celles qui virent Colomb s’exclamer : « Je n’ai jamais d’endroit aussi beau au monde », et pas seulement le monochrome "vert olive".

 

Mais à quoi bon s’évertuer davantage face à une admirable longévité qui restera dans l’histoire. Nous ne sommes pas ici pour aboyer contre des statues. Qu’elles soient déboulonnées demain ou que l’histoire les absolvent ! Nous n’avons pas vocation à célébrer les illustres. Nous sommes du côté des victimes. Du côté de ceux qui luttent. De ceux qui souffrent. Nous avons célébré Mandela, mais c’était en 1984, et c’était pour ce qu’il avait fait avant. D’autres, nombreux, devaient le célébrer pour ce qu’il a fait depuis.

 

Jamais l'île n'avait connu la liberté.

 

Pas un jour depuis ce jour d'octobre 1492, où près d'Holguín, des Tainos et des Siboneys, des habitants pacifiques avaient découvert ces hommes blancs et casqués avec leurs grands vaisseaux de bois, qu'ils accueillaient avec des fruits, des danses et des offrandes sans songer qu'ils allaient les asservir, les contaminer de tous leurs mots civilisés, les exterminer et les incinérer vivants. Au point que Bartolomé de Las Casas qui vit l’île à peine quelque cinquante ans plus tard, n'a pu cacher sa « grande pitié »  de la voir «déserte et rendue à la solitude ».

 

Et jamais plus la liberté ne devait régner sur Cuba pendant plus de cinq cents ans.

 

Quatre siècles de colonisation par l'envahisseur espagnol, soixante ans de colonisation indirecte entrecoupée de présence militaire par les « nord-américains ». Et après ?

 

Que dire aujourd'hui où pas un pouce du territoire du Cuba n'est vraiment libre, de Pinar del Rio à Guantánamo.

 

La géographie ne ment pas. C'est elle qui veut que depuis des siècles, l'île se présente comme une proie permanente tentant d'échapper à la gueule grande ouverte du Golfe du Mexique, entre les crocs acérés de la Floride et du Yucatán comme si le grand voisin avait été pétrifié au moment où il voulait sacrifier ce gibier facile à sa voracité et pouvait à tout moment recommencer.

 

Après tout, ces « nord-américains » n’ont-ils pas depuis longtemps déjà confisqué à leur usage exclusif le nom de leur continent ?

 

José Martí, qui a vécu quinze ans dans “les entrailles du monstre”, écrivait dans ses Vers Libres, à New York :

Deux patries je possède,

Cuba et la nuit Ou n'en font- elles qu'une ?

 

Le 30 janvier 1959, la constitution si progressiste de 1940 – celle que René Gómez Manzano appelle « la mémorable constitution que le peuple s’est donnée » avec le droit à la liberté élevé au rang de norme constitutionnelle en son article 29 - a été suspendue et la peine de mort rétablie.

 

Depuis, la promesse si souvent réitérée de rétablir la constitution et des élections libres n'a jamais été tenue.

 

Certes, il y le référendum existe, mais aucun partie politique, aucune association, aucune presse indépendante pour permettre l'expression des suffrages.

 

Il n'y a même pas de bulletins pour dire "Non".

 

Il n'y a le choix qu'entre la soumission, la compromission, ou la prison et la mort. Plus de cent mille cubains dans les geôles de l’île, c’est plus d’un cubain sur cent.

 

Pour fuir le suffrage à sens unique, l’approbation ou la détention, il n'y eut pour beaucoup qu'un moyen de voter.

 

Depuis tant d'années, on ne vote pas avec ses mains dans l'île.

 

Ce que l'on pense au fond de soi, son choix profond, on ne le dit pas.

 

On ne peut même pas « voter avec ses pieds », ainsi que le disait Danton.

 

On vote avec des rames, des pagaies, et les isoloirs sont des barques et des radeaux.

 

Approuver ou partir.

 

On n'en finirait plus de comptabiliser le nombre de ces suffrages qui se sont exprimés en un départ plutôt qu’en une souffrance.

 

Cent trente mille, rien que pour l'exode de Mariel.     

 

Et parmi eux, Reinaldo Arenas, qui pourtant devait tout au régime, lui qui ne supportait plus d’être obligé de se cacher pour écrire dans la pénombre tiède des parcs publics, Avant la nuit, - cette nuit de Cuba qui bruissait toujours de l’ombre imprévisible des agents de la répression contre les homosexuels.

 

Et combien de balseros, comme Erick de Armas et tant d'autres, rêvant de trouver ou de construire un bateau avant de trouver le miraculeux avion qui l'a conduit, ici, à Bruxelles, en 1994.

 

Accepter ou mourir.

 

Combien n'ont jamais achevé le voyage de 160 km qui conduit à la Floride. Confiant leur âme à Dieu et leur chair aux requins.

 

Et les pelotons n’ont pas tiré leurs dernières salves.

 

Comme le dit Esteban, le héros d'Alejo Carpentier, dans le Siècle des Lumières :"Nous oublions trop vite les morts". Proclamer que Cuba est actuellement une dictature paraît inacceptable. Comment qualifier un pays où il n’y a ni liberté d’opinion, ni liberté d’expression, ni liberté d’association ?

 

Toutes les tyrannies ont toujours leurs thuriféraires et leurs nostalgiques. Et pour cela il nous faut accepter d’endosser chaque année une nouvelle tunique de Nessus qui nous brûle chaque fois d’un feu toujours renouvelé mais toujours aussi injuste. Vouloir autre chose pour Cuba ne n’est pas être aux côtés de l'extrême droite de Miami. Ce n’est pas davantage accepter les horreurs de Guantánamo, où se perpètrent des crimes sous couvert de non-droit.

 

Nous serons toujours aux côtés des ceux qui luttent au péril de leur liberté et de leur vie pour la démocratie où qu’ils soient. Mais après tout, n'avons-nous pas accepté d'être traités de fourrier du communisme et d'agents du KGB, ou de suppôts de l'islamisme. … »

 

·         Discours prononcé le 19 octobre 2007 au Sénat, à Beruxelles.

 

 

                                                             Cliquez ici pour  …Lire le discours intégral en pdf in « Le Bien sorti du Mal » Editions Le bord de l’Eau, 2007.

 

 

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